« Les modèles de croissance traditionnels ont montré leur inadaptation profonde » – Le Monde

Le 30 juin 2021

Les deux économistes Jean-Hervé Lorenzi et Alain Villemeur détaillent, dans une tribune au « Monde », les six nouvelles répartitions des revenus, du travail et de l’innovation qui permettraient de mettre en place un chômage résiduel et une croissance inclusive et stable pour le XXIe siècle.

 

Tribune. Six questions hantent aujourd’hui les démocraties occidentales. Faut-il augmenter les salaires ? Comment faire de l’innovation une source de nouveaux emplois ? Faut-il favoriser les investissements d’expansion pour lutter contre le changement climatique ? Comment éviter que la jeunesse soit une génération sacrifiée ? Faut-il parier sur la qualification des emplois ? Enfin, ne faut-il pas investir davantage dans le social et l’éducation ?

Les économistes font face ainsi à un double échec de politique et de théorie économiques.

Le premier n’est autre que le ralentissement généralisé des économies avancées depuis le début du nouveau millénaire, un mouvement accompagné par la stagnation du pouvoir d’achat du plus grand nombre et l’explosion d’inégalités devenues insupportables.

Trois révolutions

Le deuxième échec relève de la théorie macroéconomique impuissante à comprendre ce ralentissement alors que l’endettement des pays avancés est croissant et que les taux d’intérêt n’ont jamais été aussi bas. Les modèles de croissance traditionnels ont ainsi montré leur inadaptation profonde.

Durant ces dernières décennies, trois révolutions ont engendré de graves déséquilibres économiques et sociaux : celle néolibérale inspirée par Milton Friedman [1912-2006], celles du numérique et, enfin, celle du vieillissement de la population. Déséquilibres dans les répartitions, entre profit et salaire bien sûr, mais aussi entre création et destruction d’emplois, entre épargne et investissements d’expansion, entre revenus des différentes générations, entre emplois peu qualifiés et hautement qualifiés, entre dépenses sociales et privées.

 

Ces déséquilibres, sources de contestation politique, ne sont pas sans menacer la cohésion sociale des pays avancés.

Une « grande rupture » s’impose car seul un nouveau paradigme permet d’appréhender cette réalité préoccupante. Il est l’aboutissement d’une démarche audacieuse réconciliant ces deux grands économistes que l’on oppose le plus souvent, John Maynard Keynes [1883-1946], l’homme de la demande et du rôle de l’Etat, Joseph Schumpeter [1883-1950], celui de l’innovation et de l’entrepreneur.

Ce paradigme est aussi fondé sur une modélisation jamais développée et sur laquelle repose l’équilibre pérenne et durable entre offre, demande et ruptures technologiques. Il souligne combien les six répartitions à l’œuvre aujourd’hui pénalisent la croissance économique, renforcent les inégalités sociales et hypothèquent l’innovation pourtant nécessaire pour lutter contre le changement climatique.

Seniors averses au risque

– La répartition des revenus entre profits et salaires est essentielle par son importance et par les controverses qu’elle a soulevées. Les profits en hausse ne ruissellent pas et leur excès n’engendre pas d’investissements supplémentaires.

En revanche, ils ralentissent la demande effective et alimentent les inégalités de revenus et de patrimoines. Il faut redonner du pouvoir d’achat aux actifs, en particulier aux plus modestes pour leur permettre d’acquérir les nouveaux produits et services « verts » et « gris ». Sans cette hausse du pouvoir d’achat, c’est bien le combat contre le réchauffement climatique qui est perdu et le vieillissement vécu comme une calamité économique et sociale.

 

– La répartition des investissements entre destruction et création d’emplois, la plus originale des répartitions, mais aussi la plus lourde par ses conséquences sociales. Si cette répartition privilégie les investissements de rationalisation, elle crée des tensions insurmontables en détruisant de nombreux emplois. Si, en revanche, elle favorise les investissements d’expansion et, in fine, les nouveaux produits et services, elle tend vers le plein-emploi et stimule la demande.– La répartition de l’épargne entre actifs risqués et actifs sûrs est aussi décisive pour la future croissance. Aujourd’hui, l’épargne, trop importante, est détenue par des seniors averses au risque et est donc tournée vers des actifs sûrs. Or, nos sociétés ont besoin d’investir massivement dans l’innovation, ne serait-ce pour faire face au défi climatique. Si l’Etat est incapable de tout financer, il est, en revanche, en mesure d’inciter les particuliers à la prise de risque et de jouer son rôle d’investisseur public, dans les infrastructures par exemple.

Plein-emploi et neutralité carbone

– La répartition des revenus selon les générations est aujourd’hui en défaveur des jeunes générations, les premières victimes du chômage et de la précarité, ce que la pandémie de 2020 n’a fait qu’aggraver. C’est un plan d’envergure en faveur des jeunes qu’il faut désormais lancer pour augmenter leurs revenus tout en trouvant la bonne combinaison entre formation, aides sociales, aides au logement et incitations.
– La répartition des emplois selon les qualifications est désormais marquée par une forte bipolarisation au détriment des emplois de la classe moyenne, les emplois à très faible qualification et à haute qualification n’ayant cessé d’augmenter, ce qui pèse sur la demande. Les solutions passent par une requalification des moins qualifiés et par la hausse de leurs revenus mais aussi par une nouvelle réflexion sur ce qu’on appelle trop facilement « les emplois non qualifiés » où les qualités humaines comme l’empathie, la bienveillance et l’habileté manuelle sont essentielles.

– La répartition des dépenses selon leur caractère social ou privé est sans doute la plus polémique. Nombreux sont ceux qui considèrent l’ensemble des dépenses sociales et d’éducation à l’origine de la faible compétitivité de nos pays. Et pourtant, elles soutiennent la demande et représentent un investissement pour l’avenir. Les besoins sont criants en faveur de l’éducation et de la protection des jeunes générations tandis que la perte d’autonomie réclame davantage de moyens humains.

Fonder une croissance durable et inclusive pour le XXIe siècle nécessite de faire évoluer radicalement ces six répartitions. Pour les caractériser au milieu de ce siècle, le nouveau modèle de croissance a été utilisé avec pour cible une croissance moyenne annuelle de 2,2 %, le plein-emploi en 2040 et la neutralité carbone en 2050.

Donner aux jeunes un vrai pouvoir d’achat

Ces six répartitions, avec de nouveaux objectifs, sont à même de réparer les excès passés et de nous engager sur le chemin d’une croissance durable et inclusive. Soit autour de 100 milliards d’euros de plus pour les salaires, pas plus de 40 % d’investissements de rationalisation destructeurs d’emplois, 50 milliards d’investissements supplémentaires annuels, surtout en faveur du climat, accompagné par un rôle accru de l’Etat, une hausse de l’ordre de 20 % des revenus des jeunes générations, une restructuration des qualifications vers le haut afin de préserver la classe moyenne, et enfin une hausse raisonnable du poids des dépenses sociales et d’éducation.

Ces six nouvelles répartitions, indissociables, ne valent que si elles sont portées ensemble. Elles permettent une trajectoire tout à fait faisable qui conduit à un chômage résiduel et par la suite cette croissance inclusive et stable que chacun appelle de ses vœux. Que l’on ne dise pas que cela est impossible.

Bien au contraire, si l’année 2022 est essentiellement consacrée au rattrapage de la croissance perdue on peut progressivement mais fermement modifier la répartition salaires-profits, augmenter les garanties de l’Etat pour les investissements risqués et donner aux jeunes un vrai pouvoir d’achat dans le cadre d’un contrat qui sous-tend soit la recherche d’emploi soit le suivi d’une formation.

 

Les trois autres contraintes peuvent être là également progressivement mises en œuvre une ou des années après. En réalité, tout est possible, pour peu que l’on soit rigoureux imaginatif et juste.

 

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