Dépendance, la bombe à retardement

Le 20 juin 2018 par Le Nouvel Economiste

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C’est une autre facette du savoir-faire macronien. Ne pas hésiter dans un premier temps à saupoudrer quelques dizaines de millions d’euros pour désamorcer la crise dans les Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Lancer ensuite une grande consultation nationale associant l’ensemble des acteurs sur le grand âge et la perte d’autonomie. En se gardant bien, disette budgétaire oblige, d’indiquer tout montant susceptible d’être mis au pot, tant la contrainte financière est forte. Une tentative pour reprendre la main sur un dossier explosif qui s’invite dans l’actualité depuis une vingtaine d’années par spasmes réguliers. Ainsi avait-il fallu la canicule de 2003 et ses 15 000 décès prématurés pour décider non sans mal de consacrer le lundi de Pentecôte journée de solidarité travaillée mais non payée sur la base du volontariat, bientôt suivie de la création de la CNSA – Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. Ainsi a-t-il fallu entendre cette année les témoignages de ces auxiliaires de vie et autres aides-soignants sur ces soins expédiés à la va-vite, sur ces paroles de réconfort non prodiguées faute de temps aux anciens, pour susciter un nouveau sursaut. Combien de temps tiendra cette prise de conscience ? En 2007, au vu de la facture qu’on lui présenta, Nicolas Sarkozy avait enterré l’idée de couvrir par la collectivité le “5e risque”, celui redoutable qui voit certaines personnes, l’âge venant, perdre leur autonomie à des degrés plus ou moins intenses, une évolution requérant un accompagnement spécifique en établissement ou à domicile.

“Ainsi avait-il fallu la canicule de 2003 et ses 15 000 décès prématurés pour décider non sans mal de consacrer le lundi de Pentecôte journée de solidarité travaillée mais non payée sur la base du volontariat”

Mais cinquième risque ou pas, la nation ne laisse pas tomber pour autant ses aînés dépendants. Selon un chiffrage de la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), le service des études du ministère des Affaires sociales, elle y a consacré 30 milliards d’euros en 2014, soit 1,4 point de PIB, dont plus des trois quarts sur fonds publics (23,7 milliards), le quart restant étant à la charge des ménages. Est-ce beaucoup ? Sur la base des 1,3 million de personnes dépendantes, la dépense publique s’élève à 1 500 euros par tête. C’est moins par exemple que la dépense par élève, qui se monte à 4 000 euros, mais c’est plus que ce que touchent en moyenne les chômeurs (1 100 euros). 

Quoi qu’il en soit, selon la gériatre Françoise Forette, directrice de l’International Longevity Center (ILC), il faudrait rajouter 18 milliards d’euros aux 5 milliards de l’APA (Aide personnalisée d’autonomie) pour répondre aux besoins financiers immédiats des familles. Même interrogation : est-ce beaucoup à financer ? Oui certainement, en ces temps de contrainte budgétaire, d’allergie fiscale et de croissance économique faible. Un contexte qui commanderait de procéder plutôt par une réallocation des charges que par une hausse des prélèvements. Un arbitrage dont on peut donner une illustration par équivalence, ces 18 milliards correspondant à l’addition des crédits du ministère de la Culture (10 milliards) et de celui de la Justice (7,1 milliards). L’équation est sans doute encore plus difficile à résoudre puisque si l’on en croit la prospective de la Drees, il faut s’attendre à un doublement des dépenses d’ici à 2060 en faveur des personnes dépendantes, dont le nombre pourrait tangenter vers les 3 millions. Soit l’équivalent de plus d’un point de PIB à dégager pour le bénéfice des personnes âgées dépendantes au détriment des autres postes de la dépense sociale. Que ce soit pour opérer la remise à niveau jugée nécessaire dans l’immédiat ou pour préparer la montée en charge de la dépendance des prochaines décennies, on n’échappera pas à un financement par beaucoup, beaucoup plus de solidarité. L’heure des choix drastiques a sonné.

Le dossier en dessous de la pile

“Avant d’être une question de financement, la dépendance est une question de regard. Et c’est parce que le regard n’est pas bon que le financement n’est jamais mis en œuvre”, analyse Pascal Champvert, directeur de l’association des directeurs d’Ehpad. Pour lui, les personnes âgées sont victimes de l’âgisme, forme de discrimination qu’il n’hésite pas à mettre sur le même plan que le racisme. L’âgisme a des conséquences très concrètes. “Quand il y a des arbitrages à faire, les personnes âgées passent toujours derrière parce qu’il y a toujours plus important”, déplore le professionnel. Pour reléguer la dépendance à l’arrière-plan, les mauvais prétextes ne manquent jamais. En premier lieu, l’idée qu’il n’y a pas d’urgence. Pourquoi agir maintenant alors que les cohortes nombreuses des baby-boumeurs n’atteindront l’âge critique de la fragilisation, soit 85 ans, qu’à partir de 2030 ? De fait, à partir de cette date, ce sont près de 40 000 nouveaux dépendants qui arriveront par an. 

“Quand il y a des arbitrages à faire, les personnes âgées passent toujours derrière parce qu’il y a toujours plus important”

Soit le double de la période 2015-2020. Mais c’est sans compter avec les gains continus d’espérance de vie qui ont pour effet de rallonger sans attendre la période d’incapacité, celle-ci atteignant en moyenne désormais quatre ans. Le deuxième facteur inhibant sur le dossier de la dépendance est l’effet produit par les ordres de grandeur financiers qui ont tendance à effrayer les politiques. 23,7 milliards de dépenses engagées par les financeurs publics en 2014 – le chiffre doit être relativisé car il intègre pour moitié les remboursements de soins de santé dont les personnes âgées bénéficient de la part de la sécurité sociale au même titre que toute la population, ce qui réduit d’autant la facture stricto sensu de la dépendance. Mais le plus puissant facteur de perpétuation du statu quo est le fait que pour près d’un quart, les dépenses de la dépendance sont payées par les ménages. Un reste à charge pour l’essentiel consacré au paiement de l’hébergement. Et la tentation est naturellement grande pour les financeurs publics de ne rien changer à cet état de fait…

Craquements à tous les étages

Problème : aujourd’hui le système craque de toutes parts. Le conseil consultatif national d’éthique a porté un diagnostic très dur sur la situation en dénonçant la ghettoïsation des personnes dépendantes, estimant que leur relégation actuelle ne pouvait pas fonder un projet de société pour le vieillissement. La crise des Ehpad de l’hiver dernier a été le symptôme le plus visible du malaise et des dysfonctionnements. “Elle est venue précipiter des événements qui n’avaient pas du tout été anticipés. La crise n’est pas conjoncturelle mais structurelle”, décrypte Jean-Christophe Briant, expert chez Xerfi. Pascal Champvert fait écho à cette analyse : “Tout pêche dans le système, et pas uniquement dans les Ehpad. Le manque de moyens est criant. Les recettes permettent certes de couvrir les charges, mais pas de répondre aux attentes des dépendants et de leur famille, d’où une dégradation de la prestation fournie qui est pour l’essentiel de la relation humaine”. 

“Le centre de gravité du modèle des EHPAD ne correspond plus à la réalité d’une prise en charge plus médicalisée que jamais, les soins et la dépendance ne représentant que 20 à 30% de la valeur de la prestation contre plus de 70% pour l’hébergement. Une situation ubuesque source à la fois de pénurie d’encadrement pour le soin et le “prendre soin” et de marges confortables générées par le biais du tarif hébergement”

Problème de sous-effectif au premier chef : en France, il y a 6 salariés pour 10 dépendants contre 8 à 12 chez nos principaux voisins. Et problème de business model en second plan. “Le centre de gravité du modèle des EHPAD ne correspond plus à la réalité d’une prise en charge plus médicalisée que jamais, les soins et la dépendance ne représentant que 20 à 30% de la valeur de la prestation contre plus de 70% pour l’hébergement. Une situation ubuesque source à la fois de pénurie d’encadrement pour le soin et le “prendre soin” et de marges confortables générées par le biais du tarif hébergement.”, reprend Jean-Christophe Briant. Et pour une facture de plus en plus élevée laissant un lourd reste à charge aux familles. En institution, le coût d’hébergement varie de 1 600 euros à 4 000 euros mensuels, alors que la moyenne des retraites n’est que de 1 365 euros par mois. Autant dire que l’équation ne passe pas. Et ce ne sont pas les revalorisations de l’aide sociale à l’hébergement de l’allocation logement ou de l’APA (aide personnalisée d’autonomie) qui permettent de la résoudre. L’APA, gérée par les départements, ne pourra pas avant longtemps combler le besoin, les finances publiques locales étant bien trop et durablement à la peine.

Douloureux arbitrages, quels qu’ils soient

Quel serait le montant d’une prise en charge décente ? Une certitude, les 23 milliards d’euros actuels de la solidarité ne sont manifestement pas immédiatement suffisants. Et il ne sera jamais trop tôt pour désamorcer la bombe à retardement du papy-boom des années 2030. D’où un besoin supplémentaire approximatif de l’ordre de 20 milliards d’euros (approximatif, car il est difficile de faire la part entre les éventuels doubles comptes entre les financements de court et moyen-long terme). Quoi qu’il en soit, une certitude : l’équation économique sera difficile à résoudre et les arbitrages à faire seront forcément douloureux. 

La première piste à laquelle on songe est de se tourner vers l’assurance privée volontaire. Il ne peut s’agir que d’une solution marginale. “Il est difficile de couvrir le risque dépendance s’il n’est pas obligatoire de s’assurer. Les couvertures d’assurance sont chères, mobilisent beaucoup de capital pour faire face à des engagements futurs mal mesurés”, explique François-Xavier Albouy, directeur de recherche de la Chaire TDTE (transitions démographiques, transitions économiques). Avec moins d’un milliard de cotisations collectées en 2017 selon Xerfi, on reste très loin des 20 milliards requis. “La difficulté à se projeter en fin de vie – les premières souscriptions à l’assurance dépendance ont lieu en moyenne à 58 ans – ou encore la réticence à investir dans une assurance à ‘fonds perdus’ explique que le marché peine à décoller”, souligne le cabinet d’études. Meilleure preuve du caractère inadapté de cette mécanique : Singapour vient récemment d’abandonner un système d’assurance privée pour mettre en place un système où tout le monde cotise à partir de 30 ans. 

“La première piste à laquelle on songe est de se tourner vers l’assurance privée volontaire. Il ne peut s’agir que d’une solution marginale”

Pour solvabiliser la demande, on peut aussi songer à mobiliser le patrimoine immobilier des personnes âgées – plusieurs modèles de “liquéfaction” des patrimoines sont à l’étude, mais la solution ne peut de toutes les façons pas concerner tout le monde, près de 40 % des Français n’étant pas propriétaires de leur logement. Les solutions alternatives n’apparaissent donc pas, on le voit, à la hauteur. Reste donc la solidarité, c’est-à-dire le fait de payer par tous le soutien aux dépendants. En attendant les effets prometteurs de la robotisation et des innovations de la télésurveillance qui permettront le maintien à domicile dans de meilleures conditions.
Pour l’heure, le réflexe – on est en France ! – est de se mettre en quête de recettes additionnelles. En instituant une journée de solidarité, un jour férié travaillé non payé, les pouvoirs publics ont cru avoir trouvé la panacée. Pourtant les défauts de ce dispositif ne manquent pas : cette journée ne concerne que les salariés et fait supporter de façon ambiguë à l’entreprise un risque qui ne la concerne pas. 

“Pour sortir de cette impasse, il faudrait sans doute sortir de la logique du toujours plus pour passer à celle de la réallocation de charges”

De toutes les façons, avec un rendement de 4 milliards d’euros la journée, il faudrait non pas une deuxième journée, mais quatre, pour couvrir les besoins. Un quantum forcément impopulaire. Il y a quelques années, un consensus s’était forgé au CESE (Conseil économique, social et environnemental) pour concentrer le prélèvement sur les droits de succession. Mais l’addition serait lourde pour les héritiers qui auraient à subir un doublement des taxes. Françoise Forette propose d’instaurer une “assurance autonomie publique obligatoire” d’un montant de 30 euros par mois sur tout le monde (actifs, retraités, salariés et non-salariés). “Mais quel politique prendra le risque d’annoncer un nouveau prélèvement à une population qui se sent déjà trop chargée d’impôts ?” s’interroge dans le même temps la gériatre. 

Pour sortir de cette impasse, il faudrait sans doute sortir de la logique du toujours plus pour passer à celle de la réallocation de charges. Et s’interroger courageusement sur ce qu’il faudrait supprimer dans le total actuel des dépenses sociales (près de 650 milliards d’euros) pour permettre une prise en charge décente des coûts de la dépendance à coûts constants. Une diminution d’un quart des aides aux familles (allocations familiales, aide au logement etc.) pourrait permettre une telle compensation. Mais quelle que soit l’option retenue, elle ne peut être que douloureuse.

Montée en charge

Nombre de personnes dépendantes
1,25 million en 2014
1,6 million en 2030
2,45 millions en 2060 (2,9 millions en hypothèse haute)

Dépenses publiques par dépendant : 1 500 euros

Reste à charge par personne dépendante :
- à domicile : entre 700 et 1 000 euros
- en institution : 2 000 euros

Total dépenses dépendance : 30 milliards d’euros (dont 23,7 milliards publics)

Assurance-maladie : 207 milliards d’euros
Retraites : 230 milliards d’euros


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